Date limite : 15 février 2023.
Ouvrage collectif sur les « anthropologies en situation de violence » qui sera offert à la mémoire de Martine Hovanessian
Coordination : Sabrina Melenotte et Nicolas Puig
Approches sensibles et matérielles des conflits
L’intérêt croissant des études sur les violences ces dernières années reflète les situations de crise et de guerre qui durent et traversent de nombreuses sociétés contemporaines. Malgré les tentatives pour la contourner, la violence est un objet de recherche qui nous rattrape, nous happe parfois. Des Amériques au Moyen-Orient, sans oublier l’Europe et l’Afrique, mener des recherches dans des contextes de guerre, de crises et d’incertitude, c’est à dire un contexte de vie ou la perspective d’évènements dramatiques grève le quotidien, implique de réfléchir à la façon de produire nos connaissances dans des sociétés aux prises avec des dynamiques sociales, politiques et économiques complexes. Les violences peuvent être directes et visibles, mais aussi latentes et menaçantes, et la question se pose avec acuité de savoir comment l’intégrer à nos enquêtes et terrains.
Cet ouvrage prolongera les nombreuses réflexions qui cherchent à penser les situations de violences extrêmes et massives, des morts et des disparitions (forcées ou non), et d’autres violences plus latentes qui s’insinuent dans les pratiques et les imaginaires au quotidien. Il souhaite appréhender les expressions multiples et enchâssées de la violence pour en faire un objet d’étude qui varie et recouvre des situations très différentes. Cette diversité des configurations invite à prendre en compte les continuités et les ruptures des situations de crise et des violences qui traversent les pays étudiés, en privilégiant une approche comparative et transversale qui permette de dégager des spécificités propres à chaque contexte et discipline, tout en établissant des passerelles entre eux, pour aboutir à une compréhension renouvelée et dynamique des situations de crise et des violences contemporaines.
Martine Hovanessian, anthropologue et directrice de recherche au CNRS décédée le 21 juillet 2019 était une spécialiste reconnue de la diaspora arménienne qui avait initié, en lien avec le génocide de 1915-16, une anthropologie de l’exil et de la disparition. Elle a questionné sur la longue durée la pertinence sociologique et anthropologique du concept de diaspora comme « espace de fiction actif », et rendu la complexité des mises en récit du passé dans le cas de l’Arménie. Notre intention est de prolonger ses travaux autour de l’anthropologie de l’exil et de la disparition en élargissant cette approche à la diversité des violences contemporaines ou passées, actualisée par différentes opérations sociales (militantes, politiques, judiciaires).
Les contributions pourront s’insérer dans l’un des axes suivants.
Nécropolitique, disparitions et deuils contrariés
La « nécropolitique », envisagée aussi comme « continuum de violences » – dans le cadre de morts de masse, de violence politique ou des migrations – pourra être abordée aussi bien depuis la production de la mort dans des contextes postcoloniaux qu’à travers la circulation des morts et la prise en charge de la malemort. La gestion et le traitement des corps morts ou de leur absence (via les substituts mobilisés), le rôle des rituels (civiques, laïcs ou religieux) dans la reconstruction des collectifs meurtris par la perte et le doute, mais aussi le tournant médico-légal dans les sciences sociales qui a mis au centre de plusieurs enquêtes l’expertise médico-légale et judiciaire pour l’identification de corps, l’établissement de rapports, les enquêtes, etc., seront développés de façon articulée entre institutions, expertises, victimes.
Violences racialisées et de genre
Nous partirons du postulat que les violences sont multiples et imbriquées, obligeant à réfléchir à leurs expressions diverses, des plus visibles aux plus invisibles (économiques, politiques et/ou criminelles, migratoires, révolutionnaire, inter-ethniques, sorcellerie et violence, etc.). Certaines violences de genre s’inscrivent nettement dans des violences politiques plus amples, même si elles ont lieu dans des espaces domestiques, telles les féminicides. D’autres violences sont ciblées ethniquement, par exemple dans le cadre de mobilisations électorales ou lors de transitions politiques majeures. Dans d’autres cas, des différenciations sociales genrées s’installent dans de nombreux imaginaires politiques, voire dans des politiques publiques, telles les figures féminines, maternelles ou d’épouses, qui réclament les corps des disparus ou des défunts, se politisent en s’imposant comme des figures « naturelles » de la résilience, voire de la reconstruction nationale. Nous aimerions enfin ouvrir une réflexion dynamique et renouvelée sur les masculinités plurielles qui se composent en fonction de leur statut social, leur classe, leur race, dans des contextes où la majorité des violences est masculine.
Mémoires des violences : du témoignage à l’art
Dans des contextes de crises et de conflits, l’avant, le pendant et l’après violence s’entrelacent, loin d’une linéarité nette entre des régimes de temporalité. Souvent aussi, les réponses institutionnelles sont insuffisantes face à l’ampleur des crises et des violences. Souvent aussi, la production de savoirs partagés avec les acteurs et chercheurs locaux s’érige en un rempart face à des silences imposés par les violences politiques et/ou criminelles, mais aussi par l’absence ou le caractère problématique de politiques mémorielles officielles. Au Moyen-Orient, mais aussi en Amérique latine, la mémoire « vivante » ou « civile » consiste concrètement à collecter, documenter et systématiser des données contre l’oubli de la guerre, comme une injonction faite aux chercheurs d’affronter leur responsabilité envers la société qu’ils étudient, mais aussi envers leurs collègues et les générations à venir. Souvent, les violences se ravivent et ravivent les souvenirs douloureux à l’occasion de moments précis (élections, crises, commémorations, etc.) et dans des espaces précis (rues, cimetières, etc.), invitant à penser la mémoire dans ses expressions multiples, du témoignage à l’art, au-delà ou non exclusivement officielle.
Approches sensibles, sensorielles et sonores des situations de crise
Cet axe se focalisera sur une approche par les perceptions et les fabriques des environnements sensoriels, notamment sonores, au sein d’espaces disputés, conflictuels, souvent fortement hiérarchisés. La sensorialité du conflit représente un domaine à la fois évident et sous-étudié, même s’il émerge, notamment dans les Sound Studies, tant il est vrai que la violence reconfigure les environnements sensoriels et sensibles parfois sur le temps long. Les sons de guerre comme les bombardements restent durablement inscrits dans les mémoires où ils continuent d’agir sur les sujets, ou bien ils peuvent se réactiver lors d’événements spécifiques (explosion accidentelle, reprise de combats, etc.).Nous invitons les différentes contributions à mettre en lumière ces expériences sensorielles de la violence et à décrire ses inscriptions dans les pratiques et les imaginaires quotidiens, afin de comprendre les ordres et les conjonctures qui contraignent les univers de vie, agressent les corps et engendrent des pratiques d’aménagement de l’ordinaire qui leur font pendant.
Trajectoires militantes en crise ?
Cet axe interrogera les trajectoires et biographies de militants et de combattants dans des contextes multiples de crises, guerres civiles, régimes (post-)révolutionnaires et/ou autoritaires, « guerre contre le narcotrafic », etc. Comment les crises modifient-elles les modes de vie et d’engagement des militant.e.s et/ou combattant.e.s ? Obligent-elles un engagement total et inconditionnel ? Ou, au contraire, les trajectoires militantes sont-elles en crise, avec des modes d’engagement non plus nécessairement linéaires, voire intermittents, et des appartenances plus ou moins labiles ? Nous proposons ici de déplacer la focale et d’observer les coulisses des « carrières » militantes ou combattantes dans des contextes éminemment instables, pour saisir le lien entre la vie « publique » et la vie « ordinaire » de ces militant.e.s/combattant.e.s, pour en saisir les ruptures et les continuités. Dans quelle mesure la sphère personnelle et intime – on pense par exemple à la répartition des tâches dans l’espace domestique, aux divisions de genre, aux aspects socio-économiques et professionnelles – influence-t-elle la trajectoire militante d’un individu ? Comment les dimensions familiale, sociale ou communautaire, souvent peu étudiées dans les biographies militantes individuelles, rendent possible, voire facilitent, ou au contraire entravent, la réalisation de ces carrières individuelles ?
MODALITES :
Les titres et les résumés seront envoyés avant le 15 février 2023 aux mails suivants : sabrina.melenotte@ird.fr et nicolas.puig@ird.fr
Les contributions seront concises (maximum de 30 000 signes), centrées sur une situation précise. Elles s’inscriront en priorité dans l’un des axes proposés.