Thème 3. Pouvoir et appartenances

Le thème 3 de l’Urmis participe de l’évolution du laboratoire et de l’extension de son périmètre scientifique (nouveaux C et EC, renforcement de la pluridisciplinarité). Ces nouvelles collaborations créent une synergie qui invite à  renforcer et à  donner une plus grande visibilité à  la question du pouvoir dans nos travaux sur les migrations et les situations de co-présence. L’apparition de ce troisième thème dans le projet annonce le renforcement de cette perspective dans les années qui viennent. L’attention à  la dimension politique appliquée à  nos objets nous conduit à  développer une approche du politique et des rapports de pouvoir originale, complémentaire de l’approche de la science politique, donnant un nouvel élan à  l’anthropologie et la sociologie politiques. L’étude de la dimension politique des appartenances sociales et spatiales traverse ainsi l’ensemble des travaux de l’unité, et est saisie de façon centrale et structurante, ce qui justifie d’y consacrer un thème du projet de laboratoire.

Que ce soient les rites, les formes de mobilisation ou de résistance plus ou moins formelles, la violence, la mise à  l’écart de l’autre ou la coexistence de différents types de régimes d’appartenance, tous participent à  la structuration du social, tout en formant- ou en s’inscrivant dans- des rapports de pouvoir. Par dimension politique, il est entendu un domaine qui inclut non seulement l’étude des États, des partis politiques, et des politiques publiques, mais aussi les modes d’organisation sociales à  plusieurs niveaux, les imaginaires collectifs plus ou moins formalisés, et les pratiques sociales afférentes. Les recherches menées à  l’Urmis entreprennent ainsi une lecture politique des phénomènes de société, en réfléchissant aux façonnements historiques des ressorts de l’appartenance sociale et spatiale, ainsi qu’aux rapports de pouvoir qui les traversent. Elles analysent aussi bien les instances du changement social (éducatives, associatives, culturelles, étatiques et institutionnelles, démographiques, territoriales, etc.) et leur intelligibilité, que les tensions et les conflits qui leur sont liées. Leur originalité tient non seulement à  la manière dont les États, par leur action quotidienne, traitent des mouvements de la société civile ou des groupes parfois marginalisés et interagissent avec eux dans un double sens, mais aussi à  la façon dont les acteurs des sociétés civile ou politique (Chatterjee, 2004) structurent les sociétés et espaces en produisant de nouvelles formes de coprésence, aussi bien dans les pays du Nord que du Sud. Ainsi, ce thème 3 inscrit les rapports de pouvoir au cœur des sociétés et des phénomènes sociaux étudiés dans le laboratoire et met l’accent sur les constructions politiques et les liens sociaux qui en résultent à  toutes les échelles.

Le pouvoir dans tous ses états

La diversité des objets étudiés à  l’Urmis, des outils disciplinaires, des terrains pratiqués, et des enquêtes déployées permet d’analyser selon des perspectives complémentaires, parfois comparatives, les rapports de pouvoir dans leur diversité. Au cœur des questions de pouvoir, se situent l’État et ses institutions, tributaires de trajectoires historiques et de conjonctures actuelles. Royauté, démocratie, régime autoritaire, État développementaliste, voyou, fort ou inexistant, les configurations politiques sont multiples. Dans chacune de ces configurations, le rôle de l’État dans la prescription des (in)égalités, des hiérarchies, des normes et des appartenances semble prévalent, quoique mis en oeuvre avec des moyens différents. D’une discrimination ” ordinaire “ à  une extermination de masse, de la violence à  la fabrique pacifique et routinière des identités, l’État structure les appartenances, les mémoires et les mobilités mises en scène. Le rôle de l’État dans la formation historique des nations aux 19ème et 20ème siècles a été beaucoup étudié, mais plus rares sont les travaux sur la manière dont les nations sont aujourd’hui construites et reproduites par l’État et en dehors de lui. Au pouvoir des États sur leur communauté nationale, il faut ajouter celui qu’ils exercent sur leurs communautés transnationales. Expatriés, émigrants, réfugiés, et diasporas entretiennent des relations souvent complexes, nourries de défiance et d’intérêt avec leurs États, ceux qu’ils fuient, qu’ils traversent, ou qu’ils revendiquent. De nouvelles administrations étatiques essaient parfois de canaliser ces communautés transnationales, créent des ministères ou secrétariats adéquats, de nouveaux statuts ethniques ou juridiques, ainsi que des filières marchandes ou financières. Ces nouvelles administrations peuvent aussi être interétatiques (régionales, continentales, internationales), et contribuer par leurs politiques à  institutionnaliser une ou des diasporas, en fait à  lui donner forme. C’est le cas par exemple de l’Union Africaine, qui dans le cadre de son ” Initiative Diaspora “ dialogue depuis quinze ans avec des dizaines d’organisations, de congrégations, et de groupes d’intérêts de la société civile aux Amériques et en Europe.

Pourtant, une réflexion sur le politique peut également être construite en dehors d’une approche centrée sur le rôle de l’État. Celui-ci peut en effet être confronté, dépassé, évité, contourné, tout comme les normes dominantes ou les cadres juridiques. Ainsi, des formes de structurations politiques peuvent prendre place sans contrôle ou référent étatique. C’est là  que se situe la question des usages politiques en dehors ou à  côté des pratiques officielles et conventionnelles du pouvoir. Ils sont portés par un ensemble d’acteurs qui, faute d’une légitimité institutionnelle, ne sont pas reconnus par les prescripteurs institués (Le Gall, Offerlé, Ploux, 2012). L’informalité politique, la marginalité, la clandestinité, l’illégalité et l’inexistence administrative représentent autant de formes d’organisations en marge ou en dehors de l’État. La politique par le bas, au jour le jour, telle qu’elle s’inscrit dans les pratiques du quotidien (Certeau, 1990) est une entrée privilégiée dans l’épaisseur sociale et spatiale des phénomènes étudiés. Partir du ” bas “ (Revel, 1989) donne toute leur place aux approches fondées sur l’analyse des territoires, des quartiers, des imaginaires collectifs, de la répartition et de l’exploitation des terres, du patrimoine, et des rapports de pouvoir qu’ils révèlent. Cela suscite également une attention renouvelée à  la biographie, aux récits de vie, aux trajectoires, et à  la généalogie.

Appartenances

Les appartenances, les affiliations et les allégeances sont fondées sur des rapports de pouvoir qui sont mis en scène de façon publique, explicite, ou qui restent dans l’intimité ou l’implicite. Elles donnent une existence sociale à  des groupes d’intérêts, qu’ils soient jugés normés ou subversifs. Pour cela elles participent à  cette dimension politique constitutive de nos sociétés. Au-delà , c’est la construction politique de ces appartenances qui est interrogée, et son déploiement sur plusieurs échelles. Les appartenances ” classiques “, de classe, de race et de genre et leur articulation, propre à  l’intersectionalité qui caractérise les travaux menés à  l’Urmis, sont reconsidérées en donnant toute leur place à  l’agentivité et l’empouvoirement des acteurs. Quelles sont les formes politiques des appartenances ? Comment passe-t-on- ou non- d’une identité de classe, de race ou de genre ” autre “ (altérisation, racisation, assignation, ethnicisation, etc.) à  la revendication de cette identité ? Quels usages du passé sont mis au service des appartenances ? Comment la cohérence d’un groupe social, d’une mobilisation sociale ou d’un projet social devient explicite ? De même, comment s’articulent les contradictions de ces acteurs et de ces causes ?

La construction politique des appartenances peut être étudiée à  partir de plusieurs sites privilégiés d’observation. D’abord les religions, les mouvements religieux, les congrégations et les pratiques rituelles se construisent le long d’un continuum qui n’est malgré tout pas sans ruptures, où se déclinent à  la fois des enjeux très locaux et des ambitions globalisantes ou universalisantes. Ensuite les groupes, les associations, les organisations, les institutions (comme l’école), les partis et les pratiques ethnicistes, territorialistes, nationalistes ou diasporiques, produisent, instrumentalisent ou reconfigurent les appartenances collectives et les imaginaires qui y sont associés. Aussi, les musiques et cultures populaires, enrichies de leurs circulations et de la plasticité des identités qu’elles véhiculent sont créatrices d’appartenances alternatives, transnationales et parfois globalisantes, qui génèrent à  leur tour de nouvelles références culturelles et identitaires. Enfin, les mobilisations collectives mettent en scène de façon paradigmatique les rapports de pouvoir et les appartenances qui y sont liées.

Cette approche de la construction politique des appartenances pose de façon renouvelée la question de la citoyenneté. En effet, la citoyenneté ne semble plus être uniquement de la prérogative des États, limités qu’ils semblent être parfois à  la prescription de normes citoyennes. Les autres dimensions de la citoyenneté, une citoyenneté mémorielle, culturelle, transnationale, ou produite à  partir des pratiques ordinaires, semblent ainsi former un des grands enjeux de l’articulation entre appartenances et rapports de pouvoir. Elles pourront contribuer à  redéfinir notre regard sur les sociétés et les phénomènes sociaux qui sont au cœur des travaux des C, EC et doctorants de l’Urmis.

Références bibliographiques
Balibar Etienne, ” La construction du racisme “. Actuel Marx, No. 38, 2005.
Certeau M. de, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990
Chatterjee, P., 2004. The Politics of the Governed: Reflections on Popular Politics in most of the World, New York, Columbia University Press.
Crenshaw K., “Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color”, Stanford Law Review, Vol. 43, No. 6, 1991, pp. 1241-1299
Doron Claude-Olivier. L’homme altéré : races et dégénérescence (XVII-XIX siècles). Paris, Champ Vallon, 2016.
Goldberg David Theo, ” Racial Europeanization “, Ethnic and Racial Studies, Vol. 29, 2006.
Le Gall L., Offerlé M., Ploux F., (dir.), 2012, La Politique sans en avoir l’air, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Revel, J., ” L’histoire au ras du sol “, préface de l’édition française du Pouvoir au village de Giovanni Levi, Paris, Gallimard, 1989.
Schaub Jean-Frédéric, Pour une histoire politique de la race. Paris, Editions du Seuil, 2015.