Thème 2 : Les fabriques de l’altérité : questions raciales et discriminations

L’Urmis est largement reconnue en France et à  l’étranger pour ses travaux sur les relations interethniques et l’analyse des fabriques de l’altérité. Dans l’ancien quinquennal, le laboratoire mettait en avant une démarche constructiviste ” qui considère les dimensions ethniques et raciales des collectivités et des identifications personnelles comme des productions sociales intégralement relationnelles et contextuelles, et s’intéresse à  leur pertinence en tant que catégories de la pratique utilisées dans des situations de conflit, des dispositifs de contrôle et de politiques publiques, ou des stratégies d’affirmation identitaire “. Il ne s’agit pas aujourd’hui de contester une telle approche, constitutive d’une vision non essentialiste de la société, mais de l’enrichir et de la complexifier tant à  partir des évolutions actuelles des réflexions théoriques que des questions nouvelles posées par les dynamiques sociales que nous étudions. Au-delà  du champ des ” relations interethniques et raciales “, nous souhaitons donc confronter ces renouvellements théoriques aux multiples approches, objets et disciplines de l’Urmis sur les questions d’identification/altérisation, d’inclusion/exclusion, de domination/émancipation qui sont intimement liées à  l’étude des discriminations et des processus de racialisation.

Le courant constructiviste a largement contribué à  approfondir la notion de frontière à  partir de l’étude de ses recompositions territoriales, sociales et symboliques. Il vise à  mieux comprendre comment et pourquoi les appartenances, c’est-à -dire les différentes formes de relation que des individus établissent par rapport à  des groupes (ethnico-raciaux, sociaux, religieux, nationaux, genrés, etc.) comptent, posent question ou sont objet de mobilisations collectives dans certaines sociétés et dans certains contextes, mais pas dans d’autres. L’objectif est d’analyser pourquoi ces catégorisations, assignées ou revendiquées, sont associées à  des phénomènes d’exclusion et d’inégalités, à  des questions et des débats politiques, à  des loyautés durables et à  de forts sentiments identitaires alors que dans d’autres cas elles ne structurent pas la répartition des ressources (économiques, culturelles, symboliques), ne sont pas au cœur des engagements politiques et ne représentent que des aspects secondaires de la définition des identités individuelles. Une telle démarche invite à  porter un regard analytique sur la relation historiquement contingente entre les processus de catégorisation, les formes de fermeture sociale et la construction sociale des identités collectives. Il s’agit aussi dans cette perspective de valoriser une approche émique qui permette d’analyser les sens, les termes, les enjeux et les négociations conduites par les individus et les groupes que nous étudions. Ainsi, à  des études sur les catégories, les politiques publiques, les structurations sociétales, etc., nous articulons des études portant sur l’épaisseur sociale, les systèmes de références, et les organisations sociales, culturelles ou politiques des individus et groupes ” catégorisés “. En d’autres termes, nous articulons l’étude des ethnicités, de la race et des relations interethniques à  l’étude des structurations internes aux groupes ethnicisés ou racisés.

Toutefois, les travaux de l’Urmis s’inscrivent aussi dans le renouvellement récent des grandes questions théoriques sur le racisme et les discriminations qui invitent à  aller au-delà  de la seule épistémologie constructiviste et de l’interprétation catégorielle. En effet, aux États-Unis comme en France, des travaux de plus en plus nombreux (Balibar, 2005 ; Schaub, 2015 ; Goldberg, 2016 ; Doron, 2016) tendent à  diagnostiquer une crise épistémique de la notion de race qui engage pour les sciences sociales l’intelligibilité même du racisme et des discriminations. Dans quelle mesure notre époque serait-elle marquée par une profusion nouvelle des modalités de production sociale de la race et de ses reconfigurations dans les rapports sociaux ? Au tournant de l’après-guerre et de l’essor des décolonisations, les sciences humaines opéraient, selon la formule d’Etienne Balibar, leur ” révolution copernicienne “ en passant ” d’un point de vue ” objectiviste “ à  un point de vue ” subjectiviste “ dans l’utilisation du concept de ” race “ “. Elles abandonnaient l’étude des ” races “ pour l’étude du racisme, c’est-à -dire ” de la croyance subjective en une inégalité des races “ ou du racisme comme idéologie. Assiste-t-on aujourd’hui à  la fin de cette révolution copernicienne ? Au retour à  une conception essentialisée de la race sous différentes formes ? Faut-il plus encore parler d’un nouveau régime d’historicité de la notion de race ? Régime qui dans des sociétés se réclamant officiellement du principe d’égalité inviterait à  penser son ancrage renouvelé dans les corps, le territoire, l’histoire, la religion, la généalogie, le sexe, le genre, etc.?

L’abondante littérature faisant l’étude des mutations et réévaluations du racisme sur le plan à  fois théorique et sociohistorique entre phénomène du passé défini par sa disqualification scientifique en même temps que par sa rémanence et sa plasticité contemporaines, tend en effet à  montrer que la généalogie de la notion ne fait pas consensus. Par ailleurs, les usages sociaux distincts et parfois concurrents dont elle fait l’objet portent autant à  analyser ce que la race produit comme construction sociale dans des rapports de domination, que les voies par lesquelles elle est constituée par des acteurs en catégorie d’analyse du social et en enjeu de lutte —par exemple dans une logique d’essentialisme stratégique. Aussi s’agit-il enfin de questionner les recompositions des fabriques persistantes de l’altérité dans des sociétés où les hiérarchies héritées sont paradoxalement perçues comme de plus en plus illégitimes. Quels sont les ressorts de ces recompositions (juridico-politiques, sociaux, religieux, émotionnels, etc.) ? Dans un tel contexte, quel type de rapports subjectifs ou collectifs s’établissent avec les anciennes hiérarchies ? Comment ces dernières sont-elles reconfigurées, voire dépassées ?

Sur le plan théorique et empirique, les recherches menées à  l’Urmis questionnent aussi les liens entre les catégorisations ethno-raciales et d’autres éléments qui peuvent être centraux dans la production de frontières entre ” Nous “ et ” Eux “, tels que la langue, l’apparence, la religion, la culture, la classe et/ou le genre. Concernant la religion, des travaux conduits à  l’Urmis montrent notamment comment l’Islam est aujourd’hui construit, en France notamment, comme une figure d’altérité multiforme dans les discours médiatiques, les politiques publiques et les interactions sociales ordinaires au sein des sociétés occidentales. La dimension religieuse est ainsi devenue centrale dans les processus d’ethnicisation à  l’œuvre dans ces sociétés. La naturalisation de la culture et l’expansion d’un ” racisme culturel “ sont également au cœur de ce questionnement. Dans le même sens, il convient d’interroger les relations entre race/ethnicité, classe et genre. Si la perspective intersectionnelle invite à  penser ces connexions, elle constitue un défi et ouvre un champ de questions plus qu’elle n’offre d’emblée des réponses. Que signifie exactement ” l’intersection “ ou encore ” l’articulation “ de la race, de la classe et du genre dans les rapports sociaux ? Désigne-t-on par là  un carrefour (Crenshaw, 1991), des différences qui se viennent se cumuler ? Quels contextes rendent telle ou telle catégorie de l’altérité plus centrale et plus saillante que d’autres ?