Appel à contribution « Appropriation culturelle et créolisation. Des usages politiques de la culture »

Anni Roenkae, Pexels

Appel à contribution pour un dossier sur Appropriation Culturelle et Créolisation. Des usages politiques de la culture, à paraître dans les Cahiers de l’URMIS Appartenances & Altérités, n° 23, juin 2023.

Date limite : 31 octobre 2022.

Dans le mouvement général de politisation des identités la notion d’appropriation culturelle est montée en puissance dans le débat public. L’objectif de ce numéro est de prendre du recul par rapport aux controverses en cours en commençant par rappeler que l’idée de l’appropriation culturelle n’est pas propre au discours contemporain.  N’est-elle pas contenue de façon explicite ou implicite dans tous les termes (acculturation, assimilation, syncrétisme,  transculturation, métissage) qui jalonnent le champ des rencontres et des interpénétrations de cultures ?  

L’essentiel du dossier portera toutefois sur l’usage actuel de l’expression et sur le nouveau registre accusatoire dans lequel elle s’inscrit. Dans cette perspective, nous n’appréhendons pas l’appropriation comme une simple modalité de l’emprunt culturel, mais comme un acte de qualification de certains emprunts en tant que vols, spoliations, usurpations, dans un contexte d’échange culturel inégal. Il s’agira de préciser les enjeux sociaux, politiques, économiques de ce discours catégorisant : en quoi met-il en question les  visions de l’histoire que les groupes dominants tentent de faire prévaloir  et met-il en avant d’autres visions fondées sur les inégalités entre groupes racialisés ? Car si la revendication se développe dans le registre culturel, elle est mêlée intimement à une dénonciation de la domination raciale. Une autre question à explorer porte sur la façon dont se combinent dans la dénonciation  de l’appropriation culturelle plusieurs types de griefs: l’offense symbolique que représente le détournement de sens d’un objet patrimonial ou sacré en objet de consommation culturelle ; la minorisation politique que représente, en particulier dans le domaine artistique, l’usurpation de la parole ou de la représentation du corps des minorités par des acteurs du premier monde ;  la captation de valeur  que représente la  marchandisation d’items matériels ou immatériels sans bénéfice économique pour les populations auxquelles on les emprunte.

On reproche souvent au discours de l’appropriation culturelle, dans sa dimension accusatoire, d’être essentialiste, d’enfermer les expressions culturelles, tout en les fixant, dans l’enclos d’un groupe, d’un « nous » séparé des autres et titulaire d’un droit de propriété, d’être souvent exprimé en terme de « race », renouvelant l’idée d’un lien primordial entre race et culture.  

L’appropriation culturelle, comme outil conceptuel mobilisé dans une perspective résolument militante, et les controverses qu’elle suscite, posent donc des questions fondamentales : une culture peut-elle avoir un propriétaire ? Peut-elle être considérée comme le bien exclusif  d’un groupe, dès lors défini en terme d’identité ? Qui contrôle son utilisation ? Qui peut s’arroger le pouvoir de déterminer comment une forme culturelle particulière peut être utilisée, et par qui ?

Il nous a semblé heuristique de mettre en perspective la notion d’« appropriation culturelle » avec celle de « créolisation » qui engage une conception différente de la culture et de l’identité : dans ce modèle créole, alors même qu’on est en présence de sociétés affectées par une forte hiérarchie raciale, les traits culturels sont amenés à vivre d’une vie propre, se détachant des groupes originels qui les portaient au départ.  Sont également présents, dans un tel contexte, des processus d’appropriation, mais ceux-ci sont orientés fort différemment, non plus dans le cadre d’une « prédation » du « haut » exercée vers le « bas », mais  dans le cadre de jeux complexes de transformations et d’équivalences.  

En tant que modèle de relations culturelles dans des contextes pluriels, la notion de créolisation a pu elle aussi être revendiquée dans une posture militante ou un affichage politique : comme une alternative à la division ethnique, au nationalisme et au « négrisme » séparatiste dans le contexte antillais, ou plus récemment dans le contexte politique français comme une alternative à  l’assimilation, d’inspiration jacobine, à la culture dominante, vecteur d’uniformisation. Elle peut donc servir de contrepoint à la logique accusatoire de l’appropriation culturelle tout en suscitant de nouvelles questions.  On s’interrogera notamment sur la validité que la notion de créolisation peut trouver dans diverses sociétés plurielles contemporaines.  Les rencontres culturelles nées des mouvements migratoires peuvent-elles être à leur tour conçues comme des lieux où peuvent se façonner des inter-systèmes culturels, à savoir des zones d’osmose ou de chevauchement où s’assemblent des traits issus de diverses origines ?   Dans quelle mesure le pouvoir (re)combinatoire des cultures peut-il s’exercer en dépit de la persistance, voire du durcissement, des marquages identitaires fondés sur l’origine qu’on peut observer dans nombre de sociétés contemporaines ? Comment penser l’entremêlement des pratiques et des représentations lorsque se reproduisent ségrégation et inégalité sociales et raciales ?

En mettant en perspective ces deux notions, l’objectif est de mettre au jour ce qu’elles disent de notre époque, mais aussi ce qu’elles occultent ou ne permettent pas de penser, et pourquoi.

Les contributions attendues se distribueront selon trois axes :

1. On s’intéressera tout d’abord aux contextes dans lesquels ces deux notions ont trouvé leur pertinence sociale, les significations dont elles sont porteuses et les rapports de pouvoir dans lesquels s’inscrivent leurs usages politiques et sociaux. En abordant l’appropriation culturelle et la créolisation comme des discours dont on peut retracer la généalogie, il s’agira d’identifier les moments où ces dénominations sont apparues et les modalités de leur diffusion nationale et transnationale dans différentes arènes. Par quels cheminements des emprunts en sont-ils venus à être stigmatisés comme des appropriations ou valorisés comme une créolisation ?  Quels acteurs sociaux sont à l’origine de ces interprétations ? Dans quelle mesure font-elles débat ?  Sont-elles diffusées au-delà des cercles du militantisme antiraciste, des élites intellectuelles et du monde médiatique ?

2. On s’intéressera ensuite aux contours des catégories sociales concernées par ces discours,  à la nature des frontières établies avec d’autres catégories, à leurs implications sur l’identité et les relations inter-groupes. Considérant l’appropriation culturelle, on se demandera sur quelles bases (ethnique, religieuse, nationale, politique) se définissent les groupes porteurs de ce discours. Comment les dénonciations de l’appropriation culturelle prennent-elles en compte les inégalités de classe et de genre ? Dans le cas de la créolisation, comment le phénomène culturel de la créolisation s’articule t-il avec les rapports dissymétriques entre les groupes sociaux ? Qu’en est-il des situations où elle s’effectue sous un mode « bâtard », comme le décrivait Édouard Glissant ? Dans ces cas, dominants et dominés partagent des pratiques culturelles qui se créolisent sans que l’égalité en valeur des différents apports soit reconnue.

3. L’attention portera enfin sur les items culturels privilégiés pour soutenir les discours de l’appropriation culturelle  et de la créolisation. Dans le cas de l’appropriation culturelle, ils ont la particularité de relever souvent de la monstration et de la performance, voire de certaines techniques du corps jouant un rôle important dans la présentation sociale de soi. Dans la plupart des cas (dreadlocks, tresses africaines, coiffures indiennes), leur force symbolique fonctionne comme un rappel d’une oppression ou sa contestation. A travers des études de cas on s’attachera à  retracer la trajectoire de tel élément culturel, depuis sa signification endogène (religieuse, sacrée, artistique) dans l’histoire locale jusqu’à sa circulation dans un espace mondialisé. Avec quelle profondeur historique a-t-il été investi du pouvoir de signifier une identité de groupe ? Comment en étendant le cercle de ses « propriétaires » au-delà de la collectivité d’origine, un objet culturel traditionnel s’est-il chargé de nouvelles significations (celle par exemple d’évoquer des souffrances et des luttes, d’être un emblème de résistance à l’oppression raciale, à la domination coloniale… ) ? Une attention pourra être portée aux contre-exemples que représentent les objets culturels associés à une catégorie d’appartenance dont l’adoption par des non-membres n’a pas débouché sur une accusation d’appropriation.

S’agissant de la créolisation, il s’agira à partir d’études de cas de voir comment l’idée s’est répandue dans différentes parties du monde (Amériques, Caraïbes, Océan Indien, Europe…) et comment l’usage du terme s’est étendu au-delà du domaine linguistique pour désigner l’émergence de pratiques créatives, de productions culturelles inédites, d’esthétiques originales (cuisine, musiques et danses, croyances religieuses) emblématiques de rencontres interculturelles désethnicisées. 

Les propositions (Titre et résumé) sont à envoyer aux coordinateurs du numéro avant le 31 octobre 2022 :

  • Jean-Luc Bonniol  jldbonniol@gmail.com
  • Ary Gordien Ary.Gordien@univ-paris-diderot.fr
  • Jocelyne Streiff-Fénart streiff@unice.fr