3e journée d’études du thème 3 : « Assignation territoriale et stratégies d’évitement »

Les vidéos des interventions lors de la journée d’études sont consultables ici

Le 9 mars 2016 , de 9h30 à  17h, à  l’Urmis Paris, Université Paris Diderot, Olympe de Gouges, salle M19, Paris 13e.
Plan d’accès

Nombre de communautés entretiennent un lien fort à  leur territoire, ces portions d’espace qu’elles occupent et s’approprient. Il est leur habitat, le lieu de production de leurs ressources, souvent la terre d’ancrage de leur histoire. Il est donc tout naturellement pensé comme un bien précieux. Et les situations de défense d’un territoire, qu’il soit celui d’un quartier urbain en voie de gentrification, d’un terroir rural en proie à  l’urbanisation, d’une minorité ethnique menacée par l’exploitation des ressources, sont légion sur tous les continents.
Il est néanmoins aussi tout un ensemble de situations où l’occupation d’un lieu par un groupe est contrainte et résulte de pressions ou d’une imposition externes — que ce soit d’un autre groupe, d’une entreprise ou d’un État. Ce que l’on pourrait qualifier d’injonction territoriale. Il peut s’agir de reorganisations administratives territoriales en France, de réserves indiennes en Amérique latine, de regroupements de villages en bord de route ou de déplacement de populations montagnardes en plaine en Asie, etc.
Au-delà  de la défense d’un territoire d’origine, la réponse apportée à  de telles situations peut être la fuite, l’abandon, ou le contournement. Elle peut prendre la forme d’un refus de s’attacher à  un territoire, qu’il soit physique (en le quittant) ou émotionnel (sans se dire associé, rattaché à  lui), ou encore celle d’une appropriation de ce territoire sous une tout autre perspective, tel un retournement de stigmates, fonction d’enjeux et d’une manière spécifiques à  tel village ou telle communauté. Ce sont ces situations que nous aimerions documenter, sur des terrains divers, en France et à  l’étranger, en pensant qu’elles permettront d’enrichir le spectre des modes d’inscription territoriale et de leur articulation aux formes d’appartenances.

PROGRAMME

 Grégoire Schlemmer : Le salut est-il dans le mouvement ? Formes d’assignation — et autres modes d’inscriptions — territoriales dans les « no state’s land » d’Asie du Sud-Est.

 Yanis Oussalem, post-doctorat : Représentations et usages territoriaux des Roms : entre ségrégation et évitement

 Claire Médard : Frontières internes, transgression et légitimation : un exemple situé à  Kyangwali, Ouganda.

 Martine Hovanessian : Diaspora arménienne et exil : la territorialité et le refus d’effacement des traces

 Odile Hoffmann : Les envers de l’assignation. Stratégies face à  l’injonction territoriale, le cas des maya au Belize (20s.)

Pascal Dibie : « Territoire et conditionnalité » ou la triste et récente histoire des anciens paysans devenus « exploitants agricoles »

Discutants : Jérôme Tadié (sous réserve), Marie Pierre Ballarin

RESUMES

Pascal Dibie

« Territoire et conditionnalité » ou la triste et récente histoire des anciens paysans devenus « exploitants agricoles »

Odile Hoffmann

Les envers de l’assignation. Stratégies d’évitement face à  l’injonction territoriale, le cas des maya au Belize (20s.)

Au 19º au Belize (Amérique centrale), le gouvernement colonial britannique cherche à  ” territorialiser les mayas “ dans des espaces circonscrits. Il propose la création de trois ” indian reservations “, dans trois régions du pays, afin de répondre à  des objectifs qui sont divers : contrôle de la frontière, ancrage d’une main d’œuvre nécessaire aux plantations, libération du foncier pour les entreprises agro-commerciales, entre autres. Les devenirs de ces réserves varièrent d’une région à  l’autre, d’un groupe social-ethnique, régional – à  l’autre, d’un contexte agraire- régions de plantations, zone de montagnes ou de canne à  sucre- à  l’autre. Un siècle plus tard-fin 20º- la plupart des réserves ont disparu sans avoir laissé de traces, absorbées ou dissoutes dans le marché foncier. Seules subsistent les réserves du sud du pays, qui sont désormais revendiquées comme ” maya homeland “ ou territoire ethnique, notion élaborée par les mayas organisés en mouvement politique luttant pour leur autonomie politique. Quels acteurs, quels enjeux, quelles contraintes expliquent ces évolutions contrastées ? Sur quelles territorialités se sont-elles appuyées ? En s’inspirant des catégories de Hirschman (exit, loyalty, voice), on analysera la diversité des stratégies suivies par les populations concernées pour faire face aux injonctions territoriales dont elles étaient l’objet.

Martine Hovanessian

Diaspora arménienne et exil : la territorialité et le refus d’effacement des traces

Il s’agira d’engager à  partir de mes différents travaux sur la diaspora arménienne (de la monographie locale à  l’étude de l’imaginaire national dans les rapports centre et périphérie) une réflexion sur le passage de la notion de territoire à  celle de territorialités en situation d’exil (Hovanessian, 2007, Diaspora arménienne et territorialités, Hommes et Migrations). La notion de territorialité en tant que processus (Julien Aldhuy. Au-dela` du territoire, la territorialité ? Geodoc, 2008, pp.35-42) me semble plus proche d’une perspective anthropologique du territoire en ce qu’elle restitue des fondements symboliques noués dans la relation du lien au lieu (la mémoire du lieu) à  partir de la rupture radicale et des dé-symbolisations à  l’œuvre dans le gommage du ” lieu anthropologique “ (Hovanessian, Traversées de lieux exilés : recoudre les fragments. Anthropology and ethnology. Université Paris-Diderot – Paris VII, 2009. ). Ces fondements produisent du marquage territorial et pointent des localisations qui ont porté dans la dispersion des pratiques sociales d’appropriation de l’espace mais au-delà  de cette mise en visibilité d’une présence, ils réinventent un temps rituel où alterne le religieux, le national, la célébration du village de ” l’origine “ mais aussi la fin et le commencement d’une histoire (la commémoration).
En ce sens la territorialité condense des usages du passé pour former un langage né du refus d’effacement des traces bien plus qu’un territoire matérialisé souvent enjeu de la représentation politique.

Yanis Oussalem
Représentations et usages territoriaux des Roms : entre ségrégation et évitement

Estimée à  près de douze millions d’individus, la communauté Rom représente la plus importante minorité au sein de l’Union Européenne. Mais la situation de cette population se caractérise par une exclusion sociale et une discrimination perceptibles au quotidien (Liégeois J.-P., 2009). Je propose une analyse de la situation des Roms et des nombreuses polémiques marquant la délicate intégration de cette population au travers des cas de la Roumanie et de la France, respectivement pays émetteur et récepteur. Il s’agira alors de mettre en lumière la richesse étymologique de l’appellation ainsi que le contexte historique pour cerner l’origine de ce peuple, afin de décrire la situation des Roms dans l’Union Européenne au travers du contexte sociopolitique actuel. Je présenterai les divers processus et politiques Européennes d’intégration des Roms, afin de définir les évolutions et perspectives des politiques publiques en faveur de ceux-ci. De plus, je me pencherai sur les différentes perceptions et représentations diffusées notamment par les politiques et les médias et l’impact de ces images subies. On constate en France un amalgame entre Roms et Roumains et plus généralement en Europe c’est un peuple qui est marginalisé, qui plus est décrit comme population ” indésirable “ (Ionescu M. 2006). Victime de ségrégation et de ghettoisation, cette communauté développe des stratégies d’évitement, notamment d’intégration, face aux politiques européennes orientées vers la sédentarisation et l’assignation territoriale de cette minorité.

Claire Médard
Frontières internes, transgression et légitimation : un exemple situé à  Kyangwali, Ouganda.

La tension entre assignation territoriale et évitement se retrouve précisément dans l’articulation entre frontière interne et front de peuplement en Afrique de l’Est. Il suffit de mentionner les frontières des réserves naturelles et forestières et leur franchissement, les quartiers populaires construits sans tenir compte de la planification, dans une dynamique de privatisation temporaire ou durable d’un domaine public. Ces empiètements créent des espaces interstitiels qui sont centraux dans des enjeux de pouvoir et de société. Les frontières ethno-nationales constituent un autre exemple de frontière interne. Longtemps considérées comme vouées à  disparaître dans le cadre d’un État-nation, elles sont réinventées dans un cadre administratif (royaumes, districts ethniques), plus ou moins formalisées au cours du temps et faisant l’objet de mobilisations identitaires violentes, dans une logique d’assignation à  la fois territoriale et identitaire. Toutes ces frontières internes sont au centre de tractations à  n’en plus finir. Elles sont révélatrices de rapports de pouvoir variables et inégaux entre autorités centrales et locales. Si elles sont en grande partie héritées de frontières coloniales, les renégociations et les réappropriations actuelles de ces frontières soulignent la centralité des pratiques de contrôle territorial dans la construction d’un État.
La capacité des sociétés africaines à  s’en sortir par la fuite, conçue comme une forme de régulation traditionnelle (Kopytoff, Herbst), est mise à  mal dans le contexte d’un État centralisé. L’Exit option se conçoit, durant la période antérieure à  la généralisation du fait étatique, dans un registre de pouvoir personnel et de loyauté et dans un contexte où il n’y a de richesses que d’hommes. Aujourd’hui, au-delà  d’un ancrage territorial, ces termes continuent à  être employés au plan spirituel (millénarisme) ou économique (paysannerie non captive, informel) (Lemarchand). Herbst insiste sur l’importance du contrôle territorial dans le façonnement de l’État, mais il l’évoque de manière surplombante sans penser par exemple l’articulation entre pouvoirs régionaux et centraux et le bénéfice en termes d’allégeance que le centre peut tirer en laissant une marge de manœuvre à  des leaders locaux (Rothchild). Nous choisissons d’examiner dans ce papier la question du contrôle et de l’assignation territoriale en nous interrogeant sur des pratiques de pouvoir et la renégociation de la frontière État/société. La question n’est pas tant aujourd’hui de savoir s’il existe-t-il un moyen d’échapper au pouvoir central que de saisir dans quelle mesure la transgression peut être organisée avec la complicité de l’appareil d’État, par exemple, dans des marges, des marges néanmoins centrales pour l’assise du pouvoir. Nous allons partir d’une étude de cas dans l’ouest de l’Ouganda pour étudier des frontières internes et la manière dont le pouvoir peut se légitimer aussi bien dans la transgression de celles-ci par l’organisation de migrations et de redistributions de terres que dans l’usage de la force pour les faire respecter.

Herbst Jeffrey, 1990, Migration, the Politics of Protest, and State Consolidation in Africa African Affairs, Vol. 89, No. 355 (Apr.), pp. 183-203.
Kopytoff Igor, ed. The African Frontier. The Reproduction of Traditional African Societies. Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press, 1987.
Lemarchand René, 1992, Uncivil States and Civil Societies: How Illusion Became Reality The Journal of Modern African Studies, 30, 2, pp. 177-I9I.
Médard Claire, Golaz Valérie, 2013, Creating dependency: land and gift-giving practices in Uganda, Journal of Eastern African Studies. http://dx.doi.org/10.1080/17531055.2013.811027.
Donald Rothchild, 2001 “Review of States and Power in Africa: Comparative Lessons in Authority and Control. By Jeffrey Herbst. Princeton, NJ: Princeton University Press, 2000.” The American Political Science Review, Vol. 95, No. 1, pp. 237-238

Grégoire Schlemmer.
Le salut est-il dans le mouvement ? Formes d’assignation — et autres modes d’inscriptions — territoriales dans les « no state’s land » d’Asie du Sud-Est.

La question du mode d’inscription territoriale en Asie du Sud-Est a été récemment remise au goà»t du jour par l’ouvrage de James Scott, The Art of Not Being Governed, an Anarchist History of Mainland South-East Asia. Pour résumer rapidement, il met en avant la volonté étatique de fixer les ” tribus des montagnes “ pour mieux les contrôler, lesdites tribus étant en fait des populations fuyant cette domination étatique en vue de retrouver ou préserver leur liberté et une organisation sociale égalitaire. Je propose de tester l’argument de J. Scott à  l’aune des données que j’ai recueillies parmi les populations d’une de ces régions des marges montagneuses d’Asie du Sud-Est. Tout en validant une partie de ses analyses, cette confrontation m’amènera montrer qu’il existe d’autres formes possibles d’inscriptions territoriale qui viennent complexifier le tableau dichotomique proposé par J. Scott. Je défendrais néanmoins l’hypothèse générale implicite qui sous-tend son approche, à  savoir que les modes d’inscription territoriale permettent d’ordonnancer en ensembles pertinents la grande diversité ethnique de ces régions.