Réinvention des traditions – Appel à communications

Journée d’étude des doctorant⋅es de l’Urmis, Université de Paris, (site Diderot), 5 mai 2021. Appel à communications jusqu’au 21 mars 2021.

NB : Cette journée aura lieu le 5 mai 2021 en présentiel si les conditions sanitaires le permettent. Dans le cas contraire, la journée se déroulera à distance en vidéoconférence.

Bousculant les lieux communs de la rhétorique de la tradition et de la modernité, le paradigme de la tradition inventée permet ainsi d’appréhender une gamme très large de phénomènes de réinterprétation symbolique qui montrent que la représentation d’une légitimité intrinsèque du “traditionnel” est en fait sans cesse réinstrumentalisée, et cela au sein même des sociétés que l’on dit traditionnelles.

Mary, Fghoul, & Boutier. In Hobsbawm, E. (1995). Inventer des traditions. Enquête, 2, p.174

Dans le cadre de cette journée d’étude, les doctorant⋅e⋅s de l’Urmis se proposent d’ouvrir un espace réflexif sur la construction et la déconstruction de la notion de « tradition » comme le produit de rapports sociaux. Ce sujet nous apparaît pertinent dans les configurations sociales et culturelles actuelles, qui voient un renouveau de l’usage de cette notion dans les discours et les pratiques. Ce renouveau s’inscrit dans un questionnement plus général sur le désenchantement du monde (Weber, 1904) et les vides laissés dans l’espace moderne par le déclin de la coutume (Hobsbawm, 1995).

Cette journée d’étude se situe en continuité avec le colloque organisé à l’Urmis Nice en 2000 qui donna lieu à l’ouvrage Fabrication de traditions : Invention de modernité sous la direction Dejan Dimitrijevic (2004). Les différents travaux qui y sont réunis ont permis de revenir sur la discussion entamée autour de la tradition dans le monde anglo-saxon avec l’ouvrage The Invention of Traditions (Hobsbawm et Ranger, 1983).

Vingt ans après ce colloque de l’Urmis et à partir des thématiques centrales abordées (États à la recherche d’identités ; Du côté des dominés ; Patrimoine et authenticité ; L’anthropologie et la tradition), nous proposons une approche de la notion de tradition dans ses usages contemporains multiples.

Ainsi, l’objectif est de continuer la réflexion autour de la problématique de l’invention de la tradition et de l’usage du passé. Nous envisageons trois niveaux d’analyse dans lesquels les présentations pourront s’insérer. Il s’agit tout d’abord d’un regard sur l’invention et la négociation de la tradition à un niveau microsociologique en mettant l’accent sur les parcours individuels des acteurs et les rapports sociaux qu’ils construisent au quotidien. Ensuite, au niveau mésosociologique, ces dynamiques peuvent être comprises à travers la constitution de groupes et leur relation avec l’État. Enfin les transformations institutionnelles et politiques se révèlent déterminantes, au niveau macrosociologique, dans la reconfiguration des cadres de la tradition.

Trois niveaux d’analyses proposés

Nous proposons d’appréhender ce questionnement sur la réinvention des traditions sous trois axes :

  • la construction de subjectivités et de parcours individuels ;
  • la formation des groupes et leur relation avec l’État-nation ;
  • les transformations institutionnelles et politiques.

Nous envisageons ce phénomène à un niveau microsociologique qui engloberait les subjectivités, à un niveau méso-sociologique concentré sur les groupes et réseaux, et au niveau macrosociologique se focalisant sur les institutions étatiques et supra-étatiques, tout interrogeant l’imbrication de ces trois échelles d’analyses. Il s’agira de présenter des communications s’inscrivant dans un ou plusieurs de ces trois niveaux.

Cette approche de la thématique s’inscrit de manière transversale dans les trois axes du laboratoire de l’Urmis, à savoir : migration et circulation ; la fabrique des altérités : questions raciales et discriminations ; pouvoir et appartenances. Une approche critique de la notion de tradition permet alors de relier ces axes, tout en décentrant la réflexion des objets d’études les plus « courants » de l’Urmis.

Le développement ci-dessous constitue un cadre indicatif pour que les participant.e.s de cette journée puissent adapter leurs thématiques de recherche à ce questionnement général de la « réinvention des traditions ». Nous attendons de cette journée d’une part la réactualisation de cette thématique au sein de l’Urmis, mais également la continuation, voire l’émergence de nouveaux axes conceptuels touchant à ce sujet.

Recherche critique sur la tradition

Une partie des recherches critiques autour de la notion de tradition émergent au sein de milieux académiques anglo-saxons dès les années 1980. Elles sont le résultat d’une rencontre entre les disciplines historiques et anthropologiques poussées à réinvestir la notion de tradition dans l’espace moderne, une question pertinente et actuelle discutée notamment par Beck, Giddens et Lash (1994). Il est alors préconisé d’aborder la tradition non plus comme un phénomène temporel mais comme un phénomène proprement social et anthropologique relevant de l’usage du passé dans le présent.

Walter Benjamin souligne à ce propos le caractère proprement dynamique de la tradition, comme une réinvention perpétuelle dans un présent (Benjamin, 1935). Travaillant alors sur les limites de la transmission orale et des capacités mémorielles, il soulignait la place de l’oubli et de la déformation dans les phénomènes traditionnels dont la genèse s’opérait bien dans le présent. Cela nécessite une attention particulière aux transformations des « cadres sociaux de la mémoire » (Halbwachs, 1925), déterminant l’usage du passé et de l’Histoire, dans des contextes variés.

Pour Eric Hobsbawm et Terence Ranger, il s’agit d’aller plus loin dans cette remise en cause et de questionner la tradition face au paradigme moderne qui aurait fondamentalement modifié sa nature, favorisant le déclin des coutumes mais occasionnant en parallèle l’apparition de « traditions inventées » et de courants néo-traditionnalistes dans les colonies (Wittersheim, 2004 ; Bensa, 2006). Ce choix conceptuel amène à interroger des traditions à la fois comme inventées, construites et instituées de manière très officielle, mais aussi dans d’autres contextes comme émergeant de façon plus indistincte et s’établissent d’elles-mêmes avec une certaine rapidité. La teneur symbolique du traditionnel et la rhétorique du passé offrant aux pratiques la « consécration de la perpétuité » (Hobsbawm, 1983) semblent alors dépasser les fondements historiques du phénomène.

Le rapport réflexif au passé se retrouve ainsi dans les discours, les pratiques et les objets. Ces derniers renseignent sur la matérialité de la tradition et comment celle-ci suggère un rapport au corps dans ses dimensions techniques (Warnier, 1999) et philosophiques (Warnier, 2006 ; Le Breton, 2008). Dans un contexte de globalisation des échanges, cet aspect matériel de la tradition interroge le rôle des objets dans la diffusion et la réinvention de traditions, ainsi que sur la catégorie de l’authentique (Warnier, 1994 ; Julien, 2004). Il faut alors rendre compte de l’aspect dynamique de la tradition en se demandant par exemple comment les migrant⋅e⋅s, leurs descendant⋅e⋅s sont en lien avec un espace « transnational », construisent ou reconstruisent les pratiques et les discours autour de la tradition.

Construction identitaire, récits nationaux, exil

La tradition se fait dès lors « instrument » puissant dans la manufacture des cultures ainsi que le maintien ou la légitimation d’instances de pouvoir. C’est dans ce contexte historique que l’on peut s’interroger sur les significations de la tradition.

Il nous semble intéressant de percevoir la tradition comme ressource identitaire et symbole d’appartenance, particulièrement dans le cadre de constructions de récits collectifs, nationaux ou en contexte migratoire. La tradition peut être aussi mobilisée au service d’une rhétorique d’altérisation et de discrimination de certaines populations. En outre, la tradition se révèle être un outil majeur de la construction de l’altérité entre groupes sociaux et culturels.

La notion de tradition est étroitement liée à la pensée conceptuelle des nationalismes et des nations, notamment la construction d’imaginaires nationaux (Anderson, 1983; Hobsbawn, 1990). Benedict Anderson a mis en avant l’importance du paradigme migratoire et de l’exil dans la construction d’imaginaires traditionnels. Les traditions inventées ou réinventés participent de la (re)construction d’imaginaires collectifs. En ce sens, elles peuvent constituer de véritables « ressources identitaires » (Oriol, 1985) pour différents groupes sociaux ou des autorités étatiques (Thiesse, 1997 ; 1999).

La notion de tradition, souvent présentée dans les termes d’une permanence ou d’une continuité culturelle (Babadzan, 2009), est donc à interroger dans le cadre de nos sociétés hétérogènes. Elle permet d’analyser les processus de distinction, de reconfiguration, d’homogénéisation, voire remettre en question l’idée même de cultures originelles « pures », favorisant davantage l’hypothèse de branchements culturels (Amselle, 2005).

Discriminations, production scientifique et politique de l’altérité autour de la tradition

Enfin, la construction de certaines pratiques comme traditionnelles dans un discours dominant peut aller également dans le sens d’une stigmatisation. La dichotomie entre le moderne et la tradition mobilisée dans des réquisitoires politiques culturels, a pour objectif de discréditer certaines populations au niveau global en lien avec l’accusation d’« archaïsme » et couplé à des processus d’altérisation d’individus. En effet, l’idée même de tradition se retrouve souvent étroitement liée à des représentations altérisantes de sociétés dites « primitives » ou « exotiques » et placer en marge dans les sociétés d’accueil. Dans ce cadre, « traditionnaliser » des comportements sociaux peut avoir pour but de les réifier en entités foncièrement étrangères et marginales, là où dans un pays d’origine ces comportements, objets ou discours ne sont en rien associés à la tradition. C’est là l’un des nombreux phénomènes que le traditionnel peut mettre en mouvement.

Dans ce cadre, il est nécessaire d’étudier la construction scientifique de la « tradition » dans le monde du savoir institutionnel et des sciences sociales. Le milieu académique n’est pas extérieur aux processus d’altérisation, voire de discrimination et d’essentialisation qui s’opèrent dans la construction des traditions (Candau, 2004 ; Pizzorni, 2004). Le « grand partage » (Lenclud, 1996) entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes a participé à l’inscription de certaines pratiques et populations dans des catégories d’analyses stériles. Il est donc indispensable aujourd’hui de questionner cette catégorie dans sa dimension heuristique autour de phénomènes observables dans les sociétés contemporaines (Lenclud, 1987).

Les chercheur⋅e⋅s sont parfois même au centre de ces dynamiques de construction des identités et des appartenances, ainsi, une approche réflexive du rôle du chercheur dans la production de ces catégories est indispensable pour comprendre les nouveaux ressorts et enjeux de la tradition. Cette journée représente ainsi une occasion pour les doctorant⋅e⋅s de s’interroger sur leurs propres outils conceptuels et leur responsabilité quant aux effets qu’ils sont susceptibles d’induire sur leur terrain.

  • Mots clés : tradition, identité, imaginaire, nation, migration, altérité, discriminations, pratiques, discours, culture, appartenance.
  • Calendrier : Les résumés de communication, de 600 mots max., doivent être envoyées par courrier électronique (jddurmis@gmail.com) au plus tard le 7 mars 2021.
  • Les communications seront d’environ 20 minutes et encadrées par des titulaires de l’Urmis.
  • Comité d’organisation : Sarah Boisson, Louis-Benoît Dauphin, Simon Frey, Ramata N’diaye, Solène Lange et Diego Lobo Montoya

Bibliographie indicative :

  • Althabe, G., Fabre, D. & Lenclud, G. (dir.) (1996). Vers une ethnologie du présent. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
  • Amselle, J.-L. (2005). Branchements : Anthropologie de l’universalité des cultures. Paris : Flammarion.
  • Amselle, J.-L. (2008). Retour sur « l’invention de la tradition ». L’Homme, 185-186, 187-194.
  • Anderson, B. (2016). Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. (Ed. Rév.) Londres : Verso.
  • Babadzan, A. L’« indigénisation de la modernité ». L’Homme, 190, 105-128.
  • Balandier, G. (2013). Tradition et modernité. In G. Balandier (Ed.), Anthropologie politique, (p. 193-226). Paris : Presse Universitaire de France.
  • Benjamin, W. (1935). Paris, capitale du XIXe siècle., Trad. Jean Lacoste, 1939, Paris : Éditions du Cerf., 2000.
  • Beck, U., Giddens, A., & Lash, S. (1994). Reflexive Modernization: Politics, Tradition and Aesthetics in the Modern Social Order. California : Stanford University Press.
  • Bensa, A. (2006). La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique. Toulouse : Anacharsis.
  • Bonniol. J.-L. (2004). La tradition dans tous ses états : illustrations antillaises. In Dimitrijevic, D. (Dir.) (2004). Fabrication de traditions : Invention de modernité (p. 149-161). Paris : Maison des sciences de l’homme.
  • Charbit. Y., Hily M. A. & Poinard M. (1997). Le va-et-vient identitaire : Migrants portugais et villages d’origine. Paris : PUF.
  • Dimitrijevic, D. (Dir.) (2004). Fabrication de traditions : Invention de modernité. Paris : Maison des sciences de l’homme.
  • Hobsbawm, E. & Ranger, T. (1983). The Invention of Tradition, Cambridge : Cambridge University Press.
  • Eric Hobsbawn (1992). Nations et nationalismes depuis 1780. Programme, mythe, réalité., Gallimard, Paris, 1990.
  • Hobsbawm, E. (1995). Inventer des traditions. Enquête, 2, 171-89.
  • Lenclud, G. (1994). Qu’est-ce que la tradition ? In M. Détienne (Ed.), Transcrire les mythologies (p. 25-44). Paris : Albin Michel.
  • Lenclud, G. (1987). La tradition n’est plus ce qu’elle était…. Sur les notions de « tradition » et de « société traditionnelle » en ethnologie. Terrain, 9, 110-23.
  • Lenclud, G. (1996). « Le grand partage ou la tentation ethnologique », in Atlthabe et al.
  • Le Breton, D. (2008). Anthropologie du corps et modernité, Paris : PUF.
  • Oriol, M. (1985). L’ordre des identités. Revue européenne des migrations internationales 1(2). 171‑85.
  • Ranger, T (1993). The Invention of Tradition Revisited : The Case of Colonial Africa. In T. Ranger & O. Vaughan (Ed.) Legitimacy and the State in Twentieth-Century Africa C: Essays in Honour of A. H. M. Kirk-Greene (p. 62-111). London : Palgrave Macmillan.
  • Rinaudo. C. (2004). Les critiques de la tradition carnavalesque niçoise : du passéisme à l’invention délibérée. In Dimitrijevic, D. (Dir.) (2004). Fabrication de traditions : Invention de modernité (p. 261-274). Paris : Maison des sciences de l’homme.
  • Simay, P. (2009) Le temps des traditions : Anthropologie et historicité. In C. Delacroix (Ed.) Historicités (p. 273-284). Paris : La Découverte.
  • Simay, P. (Ed.). (2013). Walter Benjamin : la tradition des vaincus. Paris : Herne.
  • Thiesse, A.-M. (1997). Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique. Paris : Editions MSH.
  • Thiesse, A.-M. (1999). La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle, Paris : Seuil.
  • Warnier, J.-P. (Dir). (1994). Le paradoxe de la marchandise authentique. Imaginaires et consommation de masse. Paris : L’Harmattan.
  • Warnier, J.-P. (1999). Construire la culture matérielle. L’homme qui pensait avec ses doigts. Paris : PUF. 1999.
  • Warnier, J.-P. (2009). Les technologies du sujet. Une approche ethno-philosophique. Techniques et Culture (En ligne), 52-53.
  • Wittersheim, E. (2004). Construction nationale et séparatismes régionaux au Vanuatu. In Dimitrijevic, D. (Dir.) (2004). Fabrication de traditions : Invention de modernité, Paris : Maison des sciences de l’homme.